L’objectif d’atteindre 20% de logements hors marché privé au Québec, est-il réaliste?

7 janvier 2025

L’objectif d’atteindre 20% de logements hors marché privé au Québec, est-il réaliste?

Le rôle des sociétés à but non lucratif et du milieu municipal.

Par Richard Ryan est consultant en habitation abordable depuis deux ans. Élu municipal à Montréal de 2009 à 2021, il se consacre en accompagnement du milieu municipal sur les enjeux de logements abordables ou par l’animation d’ateliers en compagnie de la Caisse d’économie solidaire Desjardins.

Notions d’abordabilité

Quand il s’agit d’abordabilité en logement au Canada, la notion de l’offre disponible (taux d’inoccupation des logements) n’est jamais très loin, elle est même intrinsèque selon plusieurs analystes économiques, dont ceux de la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL).

Les analystes avancent souvent qu’il nous faudrait un minimum de 3% de logements inoccupés dans une région donnée, pour atteindre un seuil d’abordabilité. Et pour y arriver, il nous faudrait construire beaucoup, beaucoup et beaucoup de nouveaux logements. Au fait, beaucoup plus que la capacité ou la motivation du milieu de l’immobilier à les construire.

On parle d’un rythme soutenu de plus de 140k nouvelles unités par année pour le Québec. Alors que nous avons au cours des 60 dernières années, dépassé une seule fois le chiffre record de 70k, c’était à la fin des années 80. On peut penser à l’incapacité du milieu de la construction (pénurie de main d’œuvre, coût de la construction, baisse de profits, hausse des taux, etc.) à pouvoir réellement augmenter la cadence, mais également à l’incapacité des ménages à se payer de manière abordable, les nouveaux logements (locataires comme propriétaires). De là une potentielle réponse au fait que le marché de la construction de nouvelles unités, ne peut répondre à la demande. Et cela malgré que cette demande est en hausse dans l’ensemble des régions du Québec, les taux d’inoccupation étant faméliques. Dans ce cas, la demande n’amène pas forcément plus d’offres.

La théorie du ruissellement semble être essoufflée. Cette théorie, qui prétend que construire des logements chers pour les plus nantis, finira par libérer des logements pour les ménages à revenus plus modestes. Malgré différentes aides et programmes, il serait étonnant que nous pourrions doubler la cadence en mises en chantier par cette logique.

Plutôt que de regarder la solution à partir du haut de la pyramide des revenus des ménages, si nous la regardions à partir du bas? C’est-à-dire, à partir des ménages dont les revenus se trouvent dans le premier quintile, voire également dans le deuxième quintile le plus bas.

Cet objectif de maintenir une mixité sociale dans un milieu apporte un dynamisme sur un territoire, une meilleure capacité à garder des travailleurs de tous les échelons à proximité de leurs lieux de travail, à lutter contre la pauvreté et l’itinérance, bref de se donner un milieu de vie sain et riche et qui permet aux ménages de dépenser davantage dans l’économie locale et de répondre à leurs besoins alimentaires, de santé mentale et santé physique.

Pour répondre à ce niveau d’abordabilité pérenne, il nous faudra beaucoup d’imagination, d’audace et de collaboration de part et d’autre. Il nous faudra également mieux définir l’abordabilité. Le flou laissé dans les modifications législatives récentes qui donnent de nouveaux pouvoirs en habitation au milieu municipal, laisse place pour que localement la définition de l’abordabilité soit spécifiée.

Les analyses économiques démontrent que les coûts en logements pour les ménages augmentent plus vite que leurs revenus. C’est particulièrement vrai lorsque les revenus sont comparés aux dépenses liées aux logements disponibles et non sur l’ensemble des logements. Les programmes, les mesures gouvernementales ou même les interventions municipales concernant l’abordabilité en logement, sont souvent mesurées à partir des coûts médians en logement d’une région donnée. Certains visant 90%, 100% ou même 110% des loyers médians, c’est le cas notamment avec le nouveau programme de construction de coopératives du gouvernement fédéral. Ce qui nous éloigne de la possibilité d’offrir une abordabilité réelle aux ménages moins nantis et ceux aux revenus modestes.

L’autre aspect à examiner dans la définition de l’abordabilité, est celui de la durée à laquelle l’abordabilité est préservée. On a ouvert ces dernières années, aux promoteurs privés, la possibilité d’avoir droit à des mesures ou programmes de subventions en échange de préserver l’abordabilité sur un certain nombre d’années, qui par la suite ces logements suivront le cours du marché. Pour préserver une abordabilité et un contrôle des prix du logement dans le temps, seules les organisations sans but lucratif (coop/OBNL) peuvent y arriver, car ces logements hors marché privés sont à l’abri de la spéculation et la mission de ces organisations n’est pas celle de profit, mais bien de loger convenablement les ménages occupant leur parc immobilier. Ce sont ces éléments qui devraient se retrouver dans une définition de l’abordabilité en amont de nouvelles politiques municipales ou régionales, concernant les enjeux de l’habitation.

Même quand les logements acquis ou construits par ces organisations obligent des loyers chers au départ, les augmentations qui seront moindre que ceux du marché privé, va favoriser dans le temps, un contexte d’une réelle abordabilité.

De là, la nécessité d’augmenter cette part du marché à 20%, comme le souhaite plusieurs acteurs de l’économie sociale en habitation. Un objectif audacieux qui est plus du double de ce que nous avons actuellement au Québec. Pour y arriver il faut construire davantage de logements sociaux et autres catégories de logements hors marché privé, mais également soutenir des acquisitions réalisées par ces organisations des mains de propriétaires privés.

Le développement de l’Alliance des corporations d’habitation abordable du territoire du Québec (ACHAT), vise justement à regrouper les organisations qui se dote d’une mission de développer un parc immobilier à l’abri de la spéculation immobilière. Ce développement peut se faire sur deux axes différents: soit dans la construction de nouvelles unités (via des programmes de subvention à la pierre) ou encore par des acquisitions des mains de propriétaires privés de bâtiments existants (avec ou sans programme structurant de subvention).

Outre l’ensemble des acteurs du milieu de l’habitation communautaire et autres organisations sans but lucratif, des villes se dotent maintenant de cet objectif d’atteindre ce seuil de 20% de la part du marché du logement à l’abri de la spéculation. C’est le cas de Montréal et de Longueuil, mais également plusieurs autres acteurs du monde municipal s’apprêtent à aller dans ce sens.

Bien sûr, cet objectif de changement d’échelle ne pourra se faire sans l’aide de programmes structurants des paliers supérieurs, mais une partie de la balle se trouve également dorénavant dans le monde municipal. Pour ce dernier, orienter un panier de mesures favorisant le développement d’un parc immobilier sans but lucratif, découlant des dernières modifications législatives, est peut-être là une première pierre à poser dans la construction d’une abordabilité pérenne.

Les modifications législatives adoptées ces deux dernières années (PL16, PL31, PL39, PL57), pourraient être une bonne occasion de se doter d’outils localement afin de répondre à la crise d’aujourd’hui et de se prémunir de celles de demain.

Analyser ces nouveaux pouvoirs avec une lorgnette favorisant les promoteurs sans but lucratif est un engagement qui peut paraître audacieux de la part du monde municipal, mais également un excellent moyen pour répondre aux ménages de leur territoire ayant le plus de besoins en matière de logement.

Bien que ces entreprises d’économie sociale, sont présentes sur le territoire québécois depuis quelques décennies et ayant développé (coopératives, logements publics et logements communautaires) un parc respectable de logements, plusieurs d’entre elles et de nouvelles souhaitent davantage faire partie de la solution en développant, par de l’acquisition ou par de la construction, leur portefeuille immobilier.

À titre d’exemple des organisations comme SOLIDES (Société locative d’investissement et de développement social), Interloge, Corporation Mainbourg, Shapem (Société d’habitation populaire de l’Est de Montréal), ou encore de nouvelles organisations innovantes comme CMétis de la région du Bas-St-Laurent, Village Urbain qui construit un projet de cohabitat dans l’arrondissement de Lachine, la coop de l’Est à Sherbrooke qui ne cesse de croître, la Coopérative La visionnaire et bien d’autres, font partie de cette solution. D’autres organisations se mettent en place dans des régions où il n’y avait pas de porteur d’une telle vision, afin de fonder une organisation à partir de dynamiques locales, de concertation, d’une MRC ou d’offices d’habitation. Le but étant la plupart du temps, de se doter d’un outil de développement en logements sans but lucratif.

Plusieurs de ces acteurs ont développé un parc de quelques centaines d’unités et même dépassant le millier. À titre d’exemple, les projets d’UTILE (Unité de travail pour l’implantation du logement étudiant) aux quatre coins de la province, vont dépasser à terme un parc de plus de 2000 logements.

Pour les plus anciennes organisations, bien que les plus vieux immeubles de leur parc nécessitent souvent des rénovations importantes, l’augmentation des valeurs de leurs immeubles, peut souvent dégager une équité en valeur qui permet de faire de nouvelles acquisitions. C’est le cas par exemple ces dernières années, d’Interloges ayant acquis le Manoir Lafontaine (90 unités de logement), de la Corporation Mainbourg en acquérant le domaine de La Rousselière à Pointe-aux-Trembles (720 unités) ainsi que SOLIDES en acquérant un parc immobilier à Drummondville de 363 logements faisant passer son patrimoine à plus de 1000 logements. Si ces organisations développent un parc de nouveaux logements par de la construction via des programmes structurants de subvention, le développement de leur parc par de l’acquisition d’immeubles existants est aussi très présent.

Pour atteindre 20% de logements sans but lucratif, ces deux moyens doivent faire partie de la solution. L’acquisition de l’existant est une façon de protéger une abordabilité encore présente dans le marché privé et qui est fragilisé dans un contexte de pression immobilière.

Mais pour y arriver, ces acteurs ne pourront se fier uniquement que sur les moyens traditionnels de financement et de programmes de subventions. Les maillages financiers nécessaires sont de plus en plus complexes et nécessitent une dose d’audace et de créativité pour y arriver. Les nouveaux pouvoirs attribués au milieu municipal (y compris aux MRC) ces dernières années, peuvent être l’occasion de favoriser cette part du marché de l’habitation afin de répondre à une abordabilité à préserver dans le temps.

Que ce soit les droits de préemption sur des propriétés qui seraient orientées vers ce segment de l’habitation ou l’utilisation de pouvoirs tels que le zonage incitatif, mais encore mieux le zonage différencié qui peut être réservé à ce segment. Les programmes locaux, les fonds dédiés, les cessions de terrains, sont autant de moyens pour soutenir ces organisations, mais encore faut-il avoir les moyens. Pour les plus petits milieux, ruraux ou semi-urbains, il faudra sûrement être créatifs et penser à se regrouper, à l’échelle d’une MRC, afin de se doter d’outils qui soient plus efficaces, tout en tenant compte des réalités locales.

Contact : Richard Ryan, consultant en habitation abordable

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