Habiter les campagnes autrement : la néo-ruralité et le cas particulier des écohameaux au Québec et en France

10 mai 2023

Habiter les campagnes autrement : la néo-ruralité et le cas particulier des écohameaux au Québec et en France

Par Florent Amat, doctorant en sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Montréal et en géographie à l’Université de Rouen Normandie, et Laurie Guimond, professeure au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal

Ce texte donne suite à l’intervention des co-auteur·e·s au congrès annuel de l’AARQ de 2023.

Néo-ruralité et défis de cohabitation

Nous appelons ici « néo-ruraux » les individus ayant vécu en milieu urbain plusieurs années et qui ont migré en milieu rural avec pour objectif de s’y installer en permanence, et ce depuis moins de vingt ans (Simard et Guimond, 2013). Cette définition ne comprend donc pas les touristes et villégiateurs, ni les phénomènes plus récents de double résidence accentués par la crise liée à la COVID-19 et par l’augmentation des pratiques de télétravail.

L’essentiel de ces migrations néo-rurales sont motivées par la recherche d’une meilleure qualité de vie, qui passe par la quête d’une proximité avec la nature, d’un rythme de vie plus lent, d’une vie communautaire dynamique et d’une fuite des maux urbains. Cette quête est souvent associée à une vision idyllique de la campagne qui peut entrer en contradiction avec les visions et les usages des ruraux de longue date : conflits concernant les pratiques agricoles, les usages de l’eau, l’esthétique paysagère, les pratiques culturelles, etc. En outre, l’intérêt de ces nouveaux venus pour les espaces ruraux peut alimenter l’augmentation du prix du foncier et les phénomènes d’embourgeoisement rural.

Néanmoins, l’arrivée des néo-ruraux est aussi une opportunité pour les espaces ruraux, et les relations entre anciens et nouveaux ruraux ne doivent pas être vus que sous l’angle de la confrontation : le phénomène est bien souvent une occasion de redynamisation socio-économique et communautaire, notamment par le rajeunissement de la population, la possibilité de maintenir ou faire revenir des services publics et privés (école, café, poste…), et l’accroissement des retombées économiques locales (pour les entreprises mais aussi pour les municipalités, via les taxes). Les relations quotidiennes, de voisinage, de travail, communautaires, les intérêts communs, l’attachement au territoire sont autant de facteurs de rapprochement. Si elles sont souvent timides et superficielles, c’est aussi parce que l’accueil, l’ouverture d’esprit, l’apprentissage mutuel et l’intégration demandent du temps de part et d’autre.

Enfin, il est important d’insister sur la complexité du phénomène. D’une part, tous les néo-ruraux n’ont pas le même profil socio-économique et la même trajectoire de vie. Par exemple, certains sont jeunes, avec ou sans enfants, d’autres sont d’âge moyen, d’autres d’âge mûr ; tous ne sont pas diplômés et tous n’ont pas un pouvoir d’achat très élevé ; certains sont actifs, d’autres en recherche d’emploi ou à la retraite ; ils peuvent être de Montréal ou de Québec mais aussi de villes moyennes : Gatineau, Saguenay, Drummondville… D’autre part, l’opposition entre anciens et nouveaux ruraux est aussi à nuancer, car les tensions divisent plus souvent des catégories de population en fonction de leurs intérêts divergents, et non en fonction de leur origine rurale ou urbaine. Ainsi peut-on voir des oppositions entre habitants du village et habitants du rang, entre agriculteurs et non agriculteurs, entre francophones et anglophones, entre aînés et jeunes, etc. En somme, il existe une diversité de populations et de territoires concernés par le phénomène de néo-ruralité qui se décline sous plusieurs formes (cf. Guimond et al. 2020a et 2020b, textes en libre accès), notamment celle des écohameaux en croissance notable au Québec et en France.

Les écohameaux, phénomène singulier de néo-ruralité engagée

Les écohameaux sont des habitats collectifs et écologiques en milieu rural. Ils sont majoritairement portés par des néoruraux, il est donc possible de les considérer en partie comme un cas particulier de néo-ruralité. On peut les définir en fonction de trois caractéristiques principales :

  • Ce sont des projets de vie en collectif : les membres des écohameaux ont des rapports qui dépassent le cadre familial, et même s’ils ne partagent pas nécessairement leurs habitations, ils partagent une terre, des espaces communs et des activités.
  • Les membres des collectifs cherchent à se distancier du mode de vie majoritaire, de manière variée : cela peut passer par exemple par la volonté de donner moins de place à l’argent en produisant sa propre nourriture ou en pratiquant le partage de revenus, ou de moins dépendre des énergies fossiles en se déplaçant davantage en vélo ou en installant des panneaux photovoltaïques.
  • Ils ont le souci de vivre dans un environnement naturel sain, riche et diversifié, avec une attention portée à leur impact environnemental à la fois local et global.

Ces caractéristiques convergent vers un désir d’autonomie accrue et d’engagement au quotidien pour vivre en adéquation avec ses convictions personnelles et collectives. Par ailleurs, si l’habitat est au cœur de la démarche, il s’accompagne dans la majorité des cas de projets d’activité économique : agriculture, artisanat, récréotourisme, etc.

Malgré un stéréotype tenace qui associe les écohameaux aux communes hippies des années 1960 et 1970, la majorité des écohameaux ne sont ni refermés sur eux-mêmes ni engagés dans un mode de vie ésotérique. Au contraire, l’ouverture sur l’extérieur est au centre de leur démarche car les collectifs ont aussi pour vocation d’innover en faveur de la transition socio-écologique, de montrer l’exemple et de transmettre leurs savoirs et savoir-faire. Ainsi les pratiques alternatives qu’ils développent et qui peuvent être déroutantes pour quelqu’un d’extérieur (yourte, maison en paille, communication non violente, partage de revenus…) sont autant d’expérimentations témoignant de la quête d’un mode de vie durable. En les faisant découvrir à la population et aux acteurs publics et privés, ils entendent décloisonner leurs modes d’habiter et leurs pratiques individuelles et collectives. De plus, autre élément d’ouverture sur l’extérieur, l’ancrage au territoire est un élément important de leur projet, ce qui se traduit par une volonté de s’intégrer localement à la population et de prendre part à la vie communautaire.

Photo ci-dessus : La Cité Écologique, écohameau québécois (source : https://ecovillage.org/project/cite-ecologique-de-ham-nord/)

Les écohameaux : quels enjeux pour les aménagistes ?

Pour les écohameaux, construire et entretenir de bons rapports avec les collectivités locales est un enjeu de taille, pour au moins trois raisons :

  • Plusieurs collectifs souhaitent vivre en habitat léger ou en habitat partagé. Cela répond tant à leur souci de nouer des liens sociaux forts qu’à celui de diminuer leur empreinte environnementale. Dès lors, cela soulève des enjeux réglementaires : en France comme au Québec, les normes d’habitation et les règlements de zonage ne permettent généralement pas l’installation de tels habitats. Les collectifs doivent donc négocier avec les élus et fonctionnaires locaux pour modifier les plans de zonage ou, le plus souvent, pour obtenir des dérogations. Au Québec, cela peut notamment prendre la forme de plans particuliers de construction, de modification ou d’occupation d’un immeuble (PPCMOI). En France, un outil équivalent existe avec les secteurs de taille et de capacité d’accueil limitées (STECAL). Dans les deux cas, cela implique des procédures longues et de bons rapports avec les acteurs publics et la société civile. Ce coût en temps et en énergie participe à fragiliser les collectifs et peut décourager certains de leurs membres.
  • L’habitat n’est pas le seul enjeu affecté par des normes juridiques et réglementaires : se pose aussi la question de la propriété des terres de l’écohameau et des activités (résidentielles ou économiques) qui peuvent y être menées. Ainsi les terres peuvent être en propriété privée individuelle, ce qui nécessite de pouvoir découper le terrain en lot ou d’accepter qu’un seul membre du collectif soit propriétaire de la terre, ou bien en propriété collective. Dans ce dernier cas, différentes formes juridiques peuvent être employées : fiducie foncière, coopérative d’habitation, organisme à but non lucratif, société coopérative d’intérêt collectif… chacune de ses formes a ses avantages et inconvénients, et elles peuvent être combinées les unes avec les autres. C’est bien souvent à un véritable « bricolage » que doivent se prêter les collectifs pour trouver une formule qui convienne à leur projet, autant que faire se peut. Ici, c’est davantage à l’échelle ministérielle que les pouvoirs publics sont concernés, et non à l’échelle locale. Cependant, les collectivités locales peuvent se montrer force de proposition et de soutien dans les démarches.
  • L’intégration au territoire, enfin, passe aussi par des rapports de confiance avec les élus et fonctionnaires locaux. Cela nécessite du temps, et les collectifs en ont conscience, mais de nombreux témoignages remontent malgré tout d’écohameaux parfois implantés de longue date, qui regrettent de n’être toujours pas accepté malgré les efforts fournis : les taxes sont payées, les membres du collectif participent à la vie communautaire et économique, leurs enfants vont à l’école… La question se pose alors de ce qui fait encore barrière à cette intégration. Pour certains, c’est une affaire de temps, pour d’autres, d’ouverture d’esprit, c’est-à-dire de capacité à dépasser ses stéréotypes, à tolérer la différence, et à interroger ses propres cadres. Cela vaut tant pour les élus et fonctionnaires que pour les membres d’écohameaux.

Ces trois points cruciaux s’entremêlent et constituent un véritable défi pour les collectifs, qui détermine en grande partie la réussite ou l’échec des projets. Dans ce contexte, le soutien des collectivités locales peut jouer pour beaucoup, à condition d’être durable. Pour elles, c’est non seulement l’occasion de dynamiser leur territoire grâce à l’installation de nouveaux arrivants, mais aussi de soutenir l’innovation et l’expérimentation vers la transition socio-écologique. Cependant, pour un effet plus durable et à une échelle plus large, c’est bien sur l’évolution des cadres réglementaires qu’il faudrait miser. Un exemple de cela est l’évolution du Code wallon de l’habitation durable, en Belgique, qui reconnaît et encadre depuis 2019 les habitations légères et permet de les déclarer en résidence principale.

Quelle est l’ampleur du phénomène ?

Dans le cadre de la thèse de doctorat de Florent Amat, des recherches manuelles sur des moteurs de recherche et automatiques via du moissonnage de bases de données sur Internet ont permis de recenser 46 écohameaux existants ou en projet au Québec, et 802 en France. Certains ont pu échapper à cette recension, mais le croisement de plusieurs sources de données et de différentes méthodes renforcent les résultats. En revanche, cela ne donne pas d’indication sur tous les écohameaux qui ne sont pas présents sur la Toile.

Les données présentes sur cette carte n’ont pas encore été dûment analysées. Toutefois, on peut d’ores et déjà constater que les écohameaux se situent principalement dans la vallée du Saint-Laurent, dans les Laurentides, Lanaudière, l’Estrie, au Saguenay-Lac-Saint-Jean et en Gaspésie. Il est possible de faire l’hypothèse que la forte proportion de projets à proximité relative de Montréal s’explique par le fait qu’un certain nombre de membres des collectifs y ont vécu un certain temps et y ont encore des attaches personnelles ou professionnelles. À l’inverse, on peut supposer que les projets éloignés de la métropole tels que les projets gaspésiens sont portés par des individus qui recherchent la distance avec l’urbain.

En France, où le phénomène touche davantage de monde, il existe des organisations qui essaient de mettre en réseau les écohameaux et d’autres initiatives. Le cas le plus connu est celui de la Coopérative Oasis, qui œuvre pour une plus grande visibilité des projets, notamment auprès des collectivités locales, et accompagne les collectifs dans leurs démarches (Coopérative Oasis, 2023). Autre exemple, l’association Hameaux Légers a pour vocation d’accompagner des projets d’écohameaux fondés sur de l’habitat léger et de les mettre en relation avec des municipalités désireuses de les accueillir (Hameaux Légers, 2023). Cette collaboration en amont entre l’association, le collectif et la collectivité locale permet une meilleure intégration du projet et d’éviter bien des écueils parmi ceux évoqués plus haut. Enfin, il existe des projets qui sont entièrement portés, dès le départ, par des municipalités, mais ils restent très minoritaires.

Dans l’ensemble, les écohameaux ne constituent pas un mouvement unifié : ils ont une diversité de formes, d’intérêts, de motivations, de visions du monde, qui dessinent un ensemble complexe et en constante évolution. Chaque collectif trace sa propre voie pour répondre aux objectifs qu’il s’est fixé et aux contraintes qu’il rencontre, avec plus ou moins de concessions et de succès. Il est impossible aujourd’hui de déterminer si la multiplication des projets depuis la fin des années 1990 est un effet de mode ou si le phénomène va se stabiliser et durer. Selon nous, l’important n’est pas de savoir s’il restera des écohameaux dans vingt ou cinquante ans, mais plutôt de se demander ce qu’ils peuvent apporter de nouveau à nos sociétés pour répondre aux enjeux sociaux et environnementaux de notre temps.

À propos des auteur·e·s

Florent Amat a suivi l’essentiel de ses études en France. Il est arrivé au Québec en 2022 au début de son parcours de doctorat, qu’il mène conjointement dans une université française et une université québécoise. Sa thèse porte sur les écohameaux, et plus précisément sur les visions du monde qu’ils portent, la façon dont ils mettent en pratique leurs convictions, et l’impact de leur présence sur les territoires ruraux. Si vous êtes intéressé·e par sa recherche, vous pouvez le contacter ici : amat.florent[at]courrier.uqam.ca.

Laurie Guimond est professeure au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal. Sa thèse (Ph.D. Université d’Ottawa, 2012) se penche la néo-ruralité et les transformations socioterritoriales contemporaines dans les campagnes du Québec. Les dynamiques de peuplement, de cohabitation, de mobilités, de migrations et de développement dans les milieux de vie nordiques et ruraux sont au cœur de ses recherches et de ses enseignements. 

Bibliographie

Abonnement gratuit

Recevez les nouveaux articles dans votre boîte courriel