7 janvier 2025
Allier la mise en valeur de l’agriculture et le maintien des paysages
1. L’évolution récente de l’utilisation du territoire à Frelighsburg
Par Pascal Genest-Richard, candidat au doctorat et chargé de cours en développement rural intégré, Université Laval
L’implication citoyenne à Frelighsburg
Depuis longtemps, Frelighsburg est reconnue pour l’engagement de sa population. La fiducie foncière du mont Pinacle, créée en 1991 dans le but de préserver le caractère naturel du mont Pinacle face à un possible développement récréotouristique, en est un bon exemple. L’organisme a beaucoup évolué depuis et protège maintenant la santé des écosystèmes sur près de 500 hectares. L’organisme Vitalité Frelighsburg, se déclinant lui-même en plusieurs comités, est à l’origine du marché fermier hebdomadaire, du marché de Noël, d’expositions artistiques, de l’entretien de plus de 20 km de sentiers en forêt, d’un festival annuel dédiés aux métiers du bois, et plus encore. La coopérative Bois d’exception, réunissant plusieurs propriétaires forestiers et artisans du bois, mutualise le séchage et la mise en marché de bois local en plus d’organiser diverses activités d’éducation liées à la foresterie durable.
En plus du comité consultatif en urbanisme, omniprésent dans les municipalités québécoises, et du comité consultatif en environnement, qui est de plus en plus répandu, la municipalité de Frelighsburg s’est dotée, depuis 2022, de plusieurs comités consultatifs supplémentaires. Les comités consultatifs en culture et tourisme, en agriculture et environnement, en société, ainsi qu’en patrimoine bâti viennent enrichir la vie municipale de la participation de citoyens et citoyennes engagés. Chaque comité est composé d’un membre du conseil municipal, d’un·e employé·e de la municipalité, et de quatre membres citoyens.
Première étape: documenter la perte de parcelles agricoles au profit de la forêt
Prenant acte de la transformation graduelle du territoire agricole dans la municipalité, le comité consultatif en agriculture et foresterie a entrepris un état des lieux. Pour documenter l’évolution de l’occupation du territoire, le comité a utilisé des photographies aériennes datant d’aussi loin que 1930. En effet, des avions ont survolé la frontière à cette époque pour documenter avec précision la frontière canado-américaine à l’aide de photographies argentiques. La municipalité étant frontalière avec les États-Unis, Frelighsburg est l’une des rares municipalités québécoises à bénéficier de ces documents. La première étape fut de documenter la reprise de la forêt sur les parcelles auparavant dédiées à l’agriculture. L’agriculture vivrière, dans les secteurs les plus escarpés et rocailleux, était concentrée sur l’élevage et a maintenant disparu (Figure 1).
Figure 1. Évolution du couvert forestier du secteur sud-est de la municipalité de Frelighsburg entre 1950 et 2015
L’interprétation des photographies aériennes de 1980, 2017 et 2020, ainsi que toutes les superficies agricoles inscrites au programme d’assurance récolte financé par le gouvernement provincial en 2023 ont été utilisées pour générer une carte permettant de distinguer visuellement les parcelles ayant subi un reboisement (Figure 2). Ainsi, entre 1980 et 2020, la municipalité a vu environ un tiers de sa superficie agricole reprise par la forêt, soit 913 parcelles. Les parcelles auparavant utilisées comme pâturage, et en second lieu pour la culture de foin, ont été les premières à subir ce sort. La moitié ouest de la municipalité, plus plane et s’apparentant davantage aux plaines du Saint-Laurent qu’au piémont des Appalaches, a été moins affectée par ce phénomène. Quelques nouvelles parcelles y ont même été ouvertes, pour une perte nette de superficie agricole de 26.2 % en 40 ans.
Le Règlement sur les exploitations agricoles (REA) statue que toutes parcelles de terre non cultivées depuis 2004 ne peuvent retourner à la culture de plantes annuelles, ce qui veut dire qu’il est illégal de couper des arbres pour faire de l’agriculture autre que celle impliquant des arbres et arbustes. Ce « moratoire » sur l’augmentation des superficies en culture sera fort probablement levé (Cameron, 2024), mais les prix des terres en zone agricole à Frelighsburg sont, de toute façon, prohibitifs face à un scénario de remise en culture d’une terre forestière pour la culture commerciale de plantes annuelles. Ceci fait en sorte que la reprise d’une parcelle agricole par la friche devient, à toutes fins pratiques, irréversible.
Les phénomènes humains à l’origine de ces changements dans l’utilisation du territoire sont multiples. La villégiature prend de plus en plus de place, et avec elle viennent les fluctuations saisonnières liées à une fraction de la population ayant sa première résidence ailleurs. Le revenu moyen des citoyens permanents est en augmentation de par leur occupation de plus en plus commune dans le secteur des services rendue possible par l’augmentation des possibilités de télétravail. Ces phénomènes prennent part à une forme d’embourgeoisement, tel que documenté par plusieurs travaux de recherche récents (Guimond & Simard, 2008; Simard & Guimond, 2012; Simard et coll., 2018). Ainsi, l’agriculture commerciale est de plus en plus difficile à exercer du point de vue économique en raison d’une hausse généralisée des coûts de production, et en premier lieu des coûts du foncier, tirés à la hausse par cette pression démographique.
Figure 2. Évolution du nombre de parcelles et de la superficie totale cultivée entre 1979 et 2020 sur le territoire de Frelighsburg
Les nouveaux acquéreurs de fermes sont donc souvent des non-agriculteurs, ou encore des individus bénéficiant de conditions d’accès à la terre avantageuse de par leur filiation – familiale ou non – avec les propriétaires. L’agriculture vivrière et le mode de vie rural tel qu’il était entendu au vingtième siècle, est en déclin. Les travaux forestiers et les autres tâches liées à l’entretien du territoire sont principalement délégués à des professionnels, de sorte que le savoir-faire et la débrouillardise liée à la vie campagnarde ne sont plus la norme. En somme, les citoyens de Frelighsburg vivent de moins en moins par le territoire et de plus en plus sur le territoire.
Ces changements sont certainement bénéfiques pour la connectivité écologique et la santé des écosystèmes. En effet, le couvert forestier étant en croissance, les habitats naturels sont plus grands et mieux connectés entre eux. Par contre, la qualité de vie des habitants de Frelighsburg dépend partiellement de la présence d’agriculture sur son territoire, non seulement pour son approvisionnement alimentaire mais également pour toutes les autres fonctions de l’agriculture, qu’elles soient esthétiques, patrimoniales, ou culturelles. À ce titre, l’attrait touristique de Frelighsburg pour ses paysages impose une vigilance de la part de ses citoyens pour en maintenir l’intégrité.
Deuxième étape: documenter l’utilisation actuelle des parcelles agricoles
La deuxième étape du diagnostic territorial mené par le comité consultatif en agriculture et foresterie visait à dresser un portrait de l’usage actuel des parcelles non-forestières et non-résidentielles. Pour ce faire, un membre du comité appuyé d’un cartographe bénévole ont superposé aux photographies aériennes les couches géomatiques du cadastre contemporain, celle du lidar de 2014, ainsi que celle des superficies assurées par la Financière agricole du Québec en 2023. Chaque parcelle de plus d’un hectare a été répertoriée et une catégorie d’usage lui a été assignée (Figure 3).
Figure 3. Classification des parcelles non-forestières et non-résidentielles par usage
Malgré la diminution importante de l’élevage sur le territoire, c’est la culture de foin qui couvre la plus grande superficie. Les prairies permanentes destinées à la récolte de foin étant la culture la moins exigeante en termes d’intrants et de travail, elles constituent donc le choix par défaut des propriétaires désirant maintenir leurs superficies ouvertes avec le moins d’efforts possible. Des agriculteurs se rendant disponibles pour faire la fauche, la récolte et la mise en marché du foin, les propriétaires n’ont pas besoin de posséder de machinerie ni de se préoccuper des aléas de la météo. Le pâturage, autrefois dominant, est désormais marginal et seulement une poignée d’agriculteurs s’adonnent à l’élevage commercial. La culture de céréales et d’oléagineux est principalement concentrée dans la partie ouest du territoire, où l’on retrouve notamment la seule ferme laitière de Frelighsburg. La pomiculture, fleuron historique du village, est exercée par une entreprise majeure s’adonnant aussi à la transformation en jus et par quelques vergers indépendants qui transforment parfois une partie de leurs pommes en cidre ou en vinaigre. La grande quantité de parcelles en friche (185 ha) démontre que le phénomène de reboisement naturel est toujours en cours. La plupart des terres actuellement dédiées à la culture de foin sont d’ailleurs à risque d’enfrichement à moyen terme.
Le caractère pittoresque et les paysages qui caractérisent le village, souvent l’une des raisons premières d’installation des nouveaux arrivants, sont en voie d’extinction. Le maintien des paysages et de l’activité agricole étant intimement liés, des actions visant à encourager la pérennité de l’agriculture sont à envisager si la production alimentaire sur le territoire de Frelighsburg est souhaitée pour les décennies à venir.
2. Le programme de maintien des paysages dans la MRC de Memphrémagog: vers une phase pilote
Par Lyne Desnoyers, chargée de projets – paysages et agriculture, MRC de Memphrémagog
La MRC de Memphrémagog vit le même phénomène que Frelighsburg. La réduction des activités agricoles sur son territoire impacte ses paysages et ses percées visuelles, si chers à nos citoyens. Le livre Paysages en évolution, lancé en 2021, illustre justement ce changement important sur 75 sites à travers le territoire entre 1986 et 2017, un réel observatoire photographique.
Afin d’agir sur la situation, les élus de la MRC ont adopté un plan d’action sur les paysages 2022-2027 afin de faciliter l’accès gratuit et accessible aux paysages culturels tout au long de l’année, autant pour les citoyens que pour les touristes. Ce plan est soutenu par le Fonds Signature, soit le volet 3 du Fonds régions et ruralité.
Première étape: élaboration du programme
L’une des actions de ce plan consiste à créer un programme de maintien de paysage qui vise à reconnaître le rôle citoyen dans la protection et la préservation du caractère public des vues et panoramas qui forgent l’identité de la MRC. L’intention est de mobiliser les propriétaires fonciers, habitant le long des routes pittoresques et panoramiques, à poser des actions concrètes pour créer ou maintenir des percées visuelles à partir de la route, parce que c’est la route qui transforme le pays en paysage (Plania, 2013). Ces routes pittoresques sont inscrites depuis le premier schéma d’aménagement de la MRC en 1987, ce qui en fait une pionnière des MRC en matière de protection des paysages.
L’élaboration de ce programme s’est fait à partir d’un comité ad hoc multidisciplinaire composé d’une avocate spécialisée en administration publique, une notaire spécialisée en agriculture, un agroéconomiste, un professionnel en aménagement du territoire, une mairesse et la chargée de projets paysages de la MRC.
Le comité s’est inspiré de programmes de préservation des paysages en Europe mais aussi de programmes environnementaux au Canada pour approfondir leur mode de fonctionnement. Il s’est penché sur le comment créer un tel programme, géré par la MRC en considérant le cadre légal québécois. Il appert que le programme de réhabilitation de l’environnement peut être une option, en autant que les municipalités participantes fassent une délégation de compétences pour que la MRC gère ledit programme. Puis on est allé sur le terrain voir quelles actions devraient être soutenues. Une première série de six actions, agricoles et forestières, ont été sélectionnées pour créer des vues ouvertes ou filtrés le long de la route. On a ensuite mandaté la coop Picbois afin de documenter le programme et les actions.
On explique notamment une action d’élagage, soit l’éclaircissage des arbres en rang le long d’une route, ou rehaussement. Il s’agit de couper les branches dans les deux premiers mètres de l’arbre afin de permettre d’offrir une vue filtrée sur le paysage derrière le rang d’arbre.
Une autre action est de remettre en culture des terres en friche grâce à une préparation du sol (ex. analyse de sol, labour, fertilisation, chaulage) en vue de cultiver une année en cultures de couverture et ainsi améliorer la qualité des sols. Cette étape est préparatoire à deux actions, soit l’implantation de plantes pérennes, que ce soit une bande fleurie et/ou une culture de foin. La fauche paysagère et la coupe et plantation complètent les actions proposées.
Des critères d’admissibilité au programme ont été élaborés, soit:
- qu’il y ait un frontage minimal du terrain dont l’action a lieu lié à la vitesse permise de la route contiguë afin de pouvoir apprécier la vue.
- que la vue, ainsi préservée, permette de voir au moins deux des critères “Signé Memphré”: patrimoine bâti ou cœur villageois; relief, champ ou terre en élevage, plan d’eau.
Le nombre de critères “Signé Memphré” déterminera le pourcentage d’aide financière au programme. Le reste sera à la charge du propriétaire.
Deuxième étape: élaborer une phase pilote
Des discussions sont en cours auprès des élus afin d’évaluer la teneur d’une phase pilote. Celle-ci durera cinq ans. Il reste à déterminer plusieurs aspects dont le fonctionnement, le budget alloué et le territoire sur lequel cette phase aura lieu. Deux municipalités ont manifesté leur intérêt. À suivre donc !
Références
Cameron, D. (2024). Moratoire sur l’agrandissement des terres agricoles: Il est temps de lever « la cloche de verre », plaide le ministre Lamontagne. La Presse, 8 mai 2024. https://www.lapresse.ca/actualites/2024-05-09/moratoire-sur-l-agrandissement-des-terres-agricoles/il-est-temps-de-lever-la-cloche-de-verre-plaide-le-ministre-lamontagne.php
Domon, G., Beaudet, G., & K. Gauthier (2021). Paysages en évolution. L’observatoire photographique de Memphrémagog. Les Presses de l’Université de Montréal.
Guimond, L., & Simard, M. (2008). Néo-ruralité et embourgeoisement des campagnes québécoises: un regard nuancé. In Trabajo presentado en el XLVe Colloque de l’Association de Science Régionale de Langue Française (ASRDLF), Rimouski, Canada.
Plania (2013). Diagnostic des paysages.
Simard, M., & Guimond, L. (2012). Que penser de l’embourgeoisement rural au Québec? Visions différenciées d’acteurs locaux. Recherches sociographiques, 53(3), 527-553.
Simard, M., Guimond, L., & Vézina, J. (2018). Alliances et tensions entre néoruraux et décideurs locaux dans le Québec rural. Revue Gouvernance, 15(2), 50-85.
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